Un théâtre algorithmique, des algorithmes théâtraux

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Un théâtre algorithmique, des algorithmes théâtraux
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Comme le remarque Dorsen, il est facile d’oublier que les données ne sont pas neutres. Elles ne sont pas — malgré leur nom français qui en anglais signifie "given" — données. Pour être utilisables dans un algorithme, les données doivent d’abord être décontextualisées et standardisées. Cela implique une opération d’annulation de leurs significations initiales, afin de leur attribuer de nouvelles significations fonctionnelles. Comme l’écrivent Antoinette Rouvroy et Bernard Stiegler : « Le travail de production de big data, ou plutôt des données brutes, est donc un travail de suppression de toute signification, afin que ces données brutes puissent être calculables et fonctionnent non plus comme des signes qui signifient quelque chose en rapport à ce qu’ils représentent, mais comme quelque chose qui se substitue à la réalité signifiante, la fasse disparaître. Se substitue ainsi à la réalité signifiante un ensemble de réseaux de données a-signifiantes qui fonctionnent comme des signaux, c’est-à-dire que bien qu’elles n’aient aucune signification, ou plutôt grâce à cela, elles deviennent calculables » (Rouvroy & Stiegler, 2015 : 116).

En ce sens,le véritable enjeu est celui de la représentation : les données donnent l’illusion de parler d’elles-mêmes, alors qu’elles sont toujours le produit d’un agencement, d’une mise en scène spécifique. Comme le souligne Annie Dorsen, cette apparente transparence des données donne l’impression que celles-ci nous mettent en contact direct avec la vérité, sans médiation ni interprétation (2019 :116). Les données semblent produire du sens sans intervention humaine, comme si elles reflétaient objectivement le réel (Dorsen, 2019 : 116). L’expression "les chiffres parlent d’eux-mêmes" masque en réalité le fait qu’ils ne prennent sens qu’au sein d’un dispositif qui les sélectionne, les interprète, les rend visibles.

Dans cette logique, les algorithmes ne se contentent pas d’interpréter le monde : ils redéfinissent les frontières entre le vrai et le faux, en effaçant les médiations qui permettaient auparavant d’en débattre. Dorsen insiste sur le fait que l’architecture même d’Internet participe de cette ambiguïté ontologique : ce que nous y percevons n’est jamais complètement vrai, ni totalement faux. Comme au théâtre, nous sommes placés face à une réalité instable, où l’apparence peut se substituer à la vérité, et où l’illusion peut produire des effets bien réels.
Dans Hello Hi There, Annie Dorsen exploite une des facultés fondamentales du théâtre : sa capacité à rendre visible l’ambiguïté du réel. À l’instar du paradoxe ontologique théâtral — où ce qui se passe sur scène est à la fois réel et fictionnel —, le théâtre algorithmique expose la logique ambivalente des données : elles semblent « parler d’elles-mêmes » alors qu’elles sont le produit de traitements normatifs, décontextualisés, et programmés. En exposant les coulisses du traitement algorithmique (les chatbots, le code, les fragments textuels recyclés), Dorsen ne cherche pas à créer une illusion, mais à rendre perceptible l’ambiguité : celui d’une parole sans origine identifiable, mais dont les effets sont bien réels.

Le théâtre algorithmique, tel que le conçoit Annie Dorsen explore désormais une sensation plus diffuse, mais profondément ancrée dans notre époque : celle d’un déracinement ontologique, où plus rien n’est tout à fait vrai, mais rien n’est totalement faux non plus. Ou peut-être que tout est à la fois l’un et l’autre. Cette sensation — cet inconfort subtil face à l’instabilité du réel — nous affecte souvent à notre insu, tant elle est devenue omniprésente. Et pourtant, c’est précisément un sentiment que le théâtre a toujours su mettre en scène. En effet, l’ambiguïté entre le réel et le non-réel constitue l’un des fondements mêmes de l’art théâtral : ce paradoxe ontologique selon lequel ce qui se déroule devant nos yeux est à la fois véritablement en train d’arriver… et pourtant, ces actions ne sont pas « vraies » au sens littéral.

Ainsi, il ne suffit plus de dire que le théâtre est devenu algorithmique. Selon Dorsen, l’affirmation la plus juste serait plutôt celle-ci : nous vivons désormais dans un théâtre algorithmique généralisé, où la mise en scène de l’incertain, du contradictoire et du doute est devenue la condition même de notre rapport au monde.
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Annie Dorsen - Portrait d'artiste
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Julie-Michèle Morin

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